(Tabor, Phoebe Hadjimarkos Clarke)
Les voyageurs restent puis s'en vont. Ils dorment dans les lits qu'on leur offre, mais bien souvent ils préfèrent le sol: ils se couchent par terre, enroulés dans des couver tures à côté du feu, heureux de la chaleur, réticents à l'idée de se trouver enfermés dans un lit. Être dans une pièce close, c'est difficile, et d'ailleurs les lits ne leur semblent plus aussi confortables depuis qu'ils connaissent le sol, sa solidité tellurique, son amabilité. Le sol ne vous laisse pas tomber, il existe partout: dans les chambres en dur, percées de portes et de fenêtres certes, mais ramas sées malgré tout et hermétiques; et aussi bien le sol existe sur les chemins, ceux qui miraculeusement demeurent et sont restés visibles, et ceux que, peu à peu, on a créé de nos propres pas. Le sol existe près des rivières, dans les prairies et dans les forêts, il existe partout où on l'accepte, où il sera le seul compagnon. Il accueille quiconque souhaite s'y reposer, le sol n'est pas regardant, il vous berce en lui, il est dur mais bon, froid mais éternellement présent, infaillible, gratuit. Bientôt il recevra définitivement le corps fatigué, il se refermera sur lui et ce sera très bien comme ça.

Toute sa vie d'adulte, elle avait lutté pour telle ou telle cause, navigant entre les mouvements sociaux, les occupations de facs, allant de squat en ZAD, avait entrepris un voyage au Kurdistan qui avait échoué - elle avait été refoulée à la frontière, moquée par des douaniers qui rigolaient de bon cœur sous leurs armes d'assaut; avait pendant des mois tenté d'organiser un séjour au Chiapas, avec un ami qui avait soi-disant un contact là-bas, mais ce projet avait échoué lui aussi, pas assez d'argent, pas le temps, pas possible. Il y avait toujours quelque chose, ça ne marchait pas, ça ne marchait jamais, elle était condamnée à de petites actions minables sur le territoire national, qui ne résonneraient que dans les souvenirs confus de manifs, au mieux dans les colonnes fait divers. Le statu quo était une machine écrasante qui étouffait tout, tout ; elle avait beau agir, faire des trucs, espérer, lutter, c'était comme si à chaque foulée, une volonté méchante effaçait la trace des pas précédents, elle se retrouvait tout le temps perdue, révoltée, triste, inutile.
Chacune de ces nouvelles entreprises lui semblaient sur le moment d'une importance cruciale, mais Mona finissait toujours par s'éloigner, lassée et déçue, parfois simplement par la petitesse de ses camarades, habitée par l'impression croissante qu'il était impossible d'accomplir quoi que ce soit. Elle sentait que se dressait contre tout l'univers un adversaire immense qui le précipitait à sa perte et avec lequel il était probablement dérisoire de se battre. Quelque chose de désincarné et de méchant, une opposition abstraite qui invalidait tout, parce que l'ouverture ou l'obturation du réel dépendait uniquement de cet ennemi qui n'en faisait qu'à sa tête.
Mona pensait alors à se retirer du monde, elle songeait à des lieux vides et cernés de hautes murailles, des genres de monastères, là où le monde perdrait son importance, disparaissant jusqu'à n'être plus qu'un souvenir; où la vie serait occupée par des tâches régulières et solennelles, par le silence si possible, un silence que n'interrompraient que le son du travail dans le jardin, la bêche contre la terre rocailleuse, le chant des oiseaux solitaires dans les branches, les pas sur les sentiers, le frémisse ment du vent dans le verger, le cours d'eau, les couverts et la mastication au réfectoire, la cloche, le son souple des draps que l'on plie à la lingerie etc. Elle avait imaginé tout cela. Elle se rêvait dans cette discipline, ou mieux encore, dans la vie d'ermite seule dans un bois, elle vivrait dans une grotte, se nourrirait de baies et d'insectes peut être, vêtue d'habits de toile que déchireraient les ronces, pieds nus dans les mousses et les ruisseaux, laissant le monde courir à sa perte, se contentant du peu que puisse lui offrir la vie sans contrepartie honteuse. Vivre ainsi serait ne jamais risquer de se compromettre (la compro mission était à craindre à chaque coin de rue). Elle donnerait son corps au monde, elle se sacrifierait avec bonheur pour que le monde revive, mais elle savait que le monde ne requérait pas ce sacrifice, qu'il se portait très bien tout seul et qu'elle ne servait à rien, perdue dans la masse humaine qui grouillait à la surface de la terre, l'appauvrissant un peu plus chaque jour.



(Le Grand Jeu, Céline Minard)
Ce n'est qu'au-dessous d'un ressaut que j'ai compris que j'avais perdu mon pari sur la chance. La paroi était absolument verticale, puis creuse. Je ne pou vais pas savoir quelle profondeur avait cette cavité. Je n'avais pas de poignée d'ascension et ne pouvais donc me laisser filer sur la corde pour voir au bout ce qu'il en était. J'étais extrêmement déçue et énervée. Je suis remontée au dernier relais, et vachée, au repos, j'ai essayé de me calmer.
Renoncer fait partie du chemin. C'est une décision parmi d'autres. Je pouvais aussi aller chercher les pitons que je n'aurais peut-être pas en nombre suffisant si la cavité était trop profonde, au risque de passer des heures à les replanter si je devais in fine renoncer quand même et repasser par le haut. C'était idiot. Je pestais, je soufflais, je pratiquais la respiration dans le désordre et le grommellement. Et je passais d'un pied sur l'autre en tirant sur le baudrier. Dans ce moment d'inquiétude, je me mis à regarder autour de moi. Autour de moi et pas uniquement sous mes pieds et au-dessus de ma tête. Autour alentour à trois cent soixante degrés dont la plus grande partie était la paroi, un mur. Mais un mur n'est pas orienté. Un peu apaisée, j'ai suivi des yeux un insecte que je n'avais jamais croisé à ces altitudes : un petit carabe rouge doré.
Il est passé sous mon point d'attache, il s'est dirigé vers ma main gauche, posée contre la roche, je voyais ses antennes approuver le terrain, il a grimpé sur mes doigts écartés, les uns après les autres, en prenant tous les creux, toutes les bosses, avec prudence, constance et méthode, puis après mon petit doigt, il a poursuivi son chemin, sans changer d'allure ni de direction. Il était plus sage encore que le crapaud du matin. Quand il est sorti de mon champ de vision, j'ai décidé de le suivre. Je l'ai retrouvé en deux mouvements. Il ne descendait pas, ne montait pas, il tenait une ligne droite, horizontale, à flanc de roche.
J'ai emprunté son rythme et j'ai planté en deux heures mes trois derniers pitons. Avec prudence, économie et méthode. Je ne suis plus tellement sûre qu'il progressait lentement. Il se fourrait dans des trous infimes pendant des périodes qui me semblaient longues. Il en ressortait en trottant. En trottant ! Il savait où il allait, c'était indubitable. Puis tout à coup, après des heures de roche, il a disparu dans une touffe d'herbe. Complètement. Définitivement peut-être. Et je me suis sentis perdue, abandonnée, lâchée jusqu'à ce que je me souvienne de ce que c'est qu'une touffe d'herbe. Ce qu'implique une touffe d'herbe. J'ai cru être arrivée au sommet de quelque chose ou tout en bas dans une vallée, ou n'importe où tant c'était improbable et j'ai levé la tête sur un paysage qui a immédiatement repris des dimensions à la mesure de la perception humaine. J'ai ressenti le vertige. J'ai fermé les yeux. Les ai ouverts à nouveau sans y croire. J'étais debout sur une vire de plusieurs mètres carrés, peut-être vingt, où passait un filet d'eau au milieu d'un tapis de mousses et de graminées. Il y avait des fleurs. Des saxifrages et des pieds-de-chat. La roche était tapissée de vert. Il faisait bon. On pouvait enlever ses chaussons et marcher pieds nus. Il ne manquait que le chant des oiseaux. Ou une lyre. Il ne manquait rien puisqu'il y avait le son du ruisseau. J'y ai installé mon bivouac. Le soir tombait devant moi comme une boule orange immense, merveilleuse. Durant le temps que prit cette orange démesurée pour se plonger dans la matière lumineuse, pour s'y baigner, s'y enfoncer, un flacon d'alcool chaud, lentement, me traversa l'esprit.

J'ai équipé la voie du carabe rouge. Je suis partie deux jours pleins. La montée jusqu'au 2 871 est désormais une marche d'approche. Je passe par la brèche de trois ou quatre mètres comme une lettre à la boîte, sans plus m'écorcher les genoux. Il me faut néan moins cinq ou six heures avant de pouvoir m'appuyer au point géodésique en regardant les trois vallées. La mienne, celle de la marmotte et celle du carabe.
J'avais vécu un tel moment à suivre ce petit scarabée rouge, entêté et sûr de son fait, un tel moment ensuite sur le plat de verdure auquel il m'avait conduite, qu'au matin, après une nuit passée plus confortablement que dans l'air de ma chambre, j'avais décidé de faire là ma résidence secondaire. Dormir sous les étoiles, se réveiller sous les étoiles, entendre et sentir autour de soi les variations de la lumière et le toucher du vent, être bercée par un ruisseau large comme la main sur une vire de vingt mètres carrés accrochée à un désert vertical, existe-t-il meilleures conditions pour une villégiature ?

Les animaux n'évoluent pas sur le même plan que nous. Ils évoluent dans le même monde mais pas sur le même plan.
Un cheval n'est pas idiot, d'accord ? Un cheval, on le met en joue, il vous regarde. On tire, on le manque, il sent votre balle passer dans sa crinière, il s'affole. On le laisse se calmer, on attend. On le met en joue, il vous regarde.
Il ne perçoit pas la menace mécanique. Il ne perçoit que celle des corps, du vivant. Faites un geste brusque, il s'emballe. Approchez-vous en courant, il vous laisse sur place. Mesurez vos mouvements, il accepte d'être touché. C'est moins une question de reconnaissance des formes, qu'une question d'ondes ou de plan, c'est mon hypothèse. Nous ne partageons pas l'espace avec les animaux. Nos territoires ne se recoupent pas. Non pas parce que les cartes objectives qu'on pourrait en lever ne coïncideraient pas (cela pourrait être) mais parce que leur territoire n'est pas une surface à proprement parler. Ce n'est pas une étendue dont on pourrait tracer les limites. Même si le ragondin ne franchira jamais telle ligne de crête, tel tronçon de rivière durant le cours de sa vie, sauf s'il y est contraint, il n'a pas pour autant un domaine limité à sa disposition. Son territoire c'est sa pratique. Une pratique vitale, qui subordonne à ses actions la matière dans laquelle il circule. Grignoter, déféquer, attirer, repousser, donner de la voix.
Ils nous voient, ils nous entendent, ils se cognent aux planches, ils s'écrasent sous nos pneus mais ils n'évoluent pas dans notre espace. Croisez le regard d'un chevreuil, il vous voit, il peut même paraître vous saluer mais vous n'aurez aucun contact visuel avec lui. Le chien pareil. Et ce n'est pas une question d'affection, de capacité à être affecté. S'il y a des animaux - et il y en a - il y a des immortels. L'hypothèse n'est pas irrationnelle. Je suis tout à fait favorable à la libre circulation des dix mille êtres sur tous les plans d'espaces possibles. Mais pas à l'intérieur de celui que je suis en train de construire, que je creuse au cœur de la montagne, dans les rochers, les météores, les pelouses, l'oxygène raréfié et l'effort. Mon territoire qui est là. Qui est ailleurs. Toutes les briques sont anciennes, l'action c'est la mienne.

J'ai posé la première pierre d'angle avec beaucoup de soin, puis toutes celles de l'assise en choisissant parmi les plus solides et les plus longues. Un mètre quarante de hauteur devrait suffire à créer le micro climat dont j'ai besoin pour mes plantations. Le travail de taille est intéressant, le granite se coupe franche ment, je commence à comprendre où toucher la pierre pour la façonner en quelques coups. Je n'ai pas l'impression de construire. Plutôt celle de faire apparaître, dans les bras vides des cordeaux, quelque chose qui s'y trouvait déjà.
Assembler les pierres est un jeu de l'esprit assez comparable à la marche dans les blocs. Ce sont elles qui dictent le geste, le reste est une affaire de calcul et d'économie intuitifs. Comme le déplacement, la construction est un agencement spatial dynamique, un ensemble de petites décisions rapides dont l'enchaînement va décider de la cohérence pour le mur
et de la fluidité pour le parcours.
Le bruit de la massette est sec et doux. Un geai m'observe depuis le début des travaux. Il vient se poser à intervalles réguliers au sommet d'un bloc enfoui dans les rhododendrons sur ma droite, à distance respectable. Combien d'autres bêtes sont en train de noter ma présence au milieu de la montagne ? Dans quel faisceau de consciences mes faits et gestes sont-ils pris sans que j'en sache rien ? Il y a très probablement un groupe de marmottes qui relaient des informations à mon sujet.
Ma position, mon attitude générale sont des variables dont il faut tenir compte. Elles s'échangent sans doute des données sur mon odeur. Une loutre a remarqué des changements et visité le bassin à truites comme une inexplicable nouveauté, j'ai vu ses traces dans le cresson en descendant ce matin. Un petit troupeau de caprins roux m'a certainement éventée depuis les contreforts du lac dès que j'ai mis les pieds sur la pelouse. Un rapace en passant tout à l'heure n'a pas manqué de voir les picots verts sur la de mes gants de travail. Ma présence est perçue et paume commentée sous de multiples points de vue. Le geai qui niche dans le coin vient régulièrement vérifier la rumeur avant de la confirmer en criant et de repartir à ses occupations de geai. Ma présence est construite à partir de formes de vie animales. Qu'est-ce que cela change? Si je pouvais lever la carte de leurs perceptions, quels contours aurait mon corps? A quoi ressembleraient mes gestes ? Mes arrêts, mes pauses, mes stations actives, passives, ma façon de pêcher et de me nourrir? Et si c'était seulement au milieu d'une multitude de formes de vie différentes qu'on pouvait obtenir la sienne propre? La plus complexe, la plus libre, la plus désintéressée.



(Hommes Bêtes et Dieux, Ferdynand Ossendowski)
Ivan choisit avec soin deux troncs d'arbres, dont il équarrit un côté à l'aide de sa hache. Il les disposa parallèlement, les deux faces taillées se regardant, puis les fixa ensemble à l'aide de deux gros coins enfoncés à chaque extrémité, qui les maintenaient séparés l'un de l'autre par une dizaine de centimètres. Dans la large fente ainsi obtenue, il plaça des charbons ardents; immédiatement le feu se mit à courir sur toute la longueur des troncs.
- Maintenant, le feu va durer jusqu'à demain matin, me dit-il. Les prospecteurs appellent cela une naïda; été comme hiver, lorsque errons dans les bois, nous nous couchons toujours auprès d'une naïda. C'est extrêmement efficace ! Vous allez d'ailleurs pouvoir en juger par vous-même.
Avec des branches de sapin, il fabriqua ensuite un toit incliné qu'il disposa sur deux montants dans l'axe de la naïda, sous les larges branches protectrices d'un sapin. Sur le sol enneigé furent disposés d'autres branchages où l'on étala les couvertures et les selles. Accommodé de la sorte, Ivan put s'asseoir et enleva ses vêtements de dessus et même sa blouse. Bientôt je vis la sueur perler sur son front.
-À présent il fait bon et chaud! s'écria-t-il en s'épongeant le cou.
Ce fut bientôt à mon tour d'ôter mon pardessus; enfin je m'étendis pour dormir sans aucune couverture, tant les branches de sapin et la naïda nous protégeaient confortablement du froid piquant qui régnait dehors. Après cette nuit-là, plus jamais je n'eus peur du froid.



(La Mort immortelle,Liu Cixin)
La pièce était bondée de terminaux reliés à une unité centrale qui n'était pas directement connectée à l'accélérateur, mais destinée à l'analyse hors ligne des résultats obtenus lors des expériences menées. Toutes les machines avaient été éteintes quelques jours plus tôt, mais certaines d'entre elles avaient été rallumées aujourd'hui, ce qui apporta à Yang Dong une pointe de réconfort. Elle savait malgré tout que leur fonctionnement n'avait à présent plus rien à voir avec le collisionneur, car l'équipement était maintenant utilisé à d'autres fins. Il n'y avait dans la salle qu'un jeune homme qui se leva quand il la vit arriver. Ses yeux étaient chaussés de lunettes aux larges montures dont la couleur verte lui conférait une apparence singulière. Yang Dong expliqua qu'elle était venue récupérer quelques affaires qu'elle avait laissées ici. Quand "Lunettes vertes" apprit son identité, il s'enthousiasma et lui expliqua quel programme l'unité centrale était en train d'exécuter.
Il s'agissait d'un modèle mathématique de la planète Terre, permettant de simuler numériquement l'évolution de la configuration de sa surface depuis sa genèse. À la différence de projets antérieurs, ce modèle prenait en compte différents facteurs biologiques, géologiques, atmosphériques, océaniques et astronomiques. Lunettes vertes alluma quelques écrans afin de montrer son fonctionnement à Yang Dong, Celle-ci vit s'afficher des éléments qui différaient beaucoup des traditionnels ensembles de courbes et tableaux de données : des figures de couleurs vives derrière lesquelles on devinait les océans et les continents vus du ciel. Lunettes vertes fit glisser avec agilité le curseur de la souris, et zooma théâtralement sur quelques détails des figures, en les agrandissant jusqu'à ce qu'on puisse reconnaître une rivière ou une forêt. Yang Dong eut la sensation que le souffle de la nature parcourait ces endroits numérisés jadis dominés par des données abstraites et théoriques. Elle en éprouva une sensation de délivrance.
Elle écouta la présentation de Lunettes vertes, puis elle prit ses affaires et le salua courtoisement, prête à partir. Au moment où elle se dirigeait vers la porte, elle sentit les yeux du jeune homme s'attarder sur elle. Elle avait l'habitude que les hommes la regardent ainsi, et elle ne s'en offusqua pas, ressentant même cette fois dans son dos la chaleur d'un rayon de soleil en hiver. Soudain, elle fut saisie par le désir de se confier. Elle pivota alors et s'adressa à Lunettes vertes :
-Croyez-vous en Dieu?
Yang Dong elle-même fut surprise par sa question mais, réfléchissant un instant au modèle actuellement en opération, celle-ci ne lui parut finalement pas si incongrue, ce qui ne fut pas sans la soulager.
Lunettes vertes resta lui aussi abasourdi par cette question. Il demeura un long moment la bouche ouverte avant d'oser prudemment :
-Quel genre de dieu?
-Eh bien, Dieu, lui répondit simplement Yang Dong. Un sentiment écrasant de fatigue l'engourdissait à nouveau et elle n'avait pas la force d'en dire davantage.
-Je ne pense pas.
Yang Dong désigna les continents et les océans qui s'affichaient sur un des grands écrans:
-Et pourtant, pour qu'un environnement soit propice à la vie, chaque paramètre physique doit être rigoureusement respecté: prenez par exemple l'eau à l'état liquide, elle ne peut exister qu'à l'intérieur d'une fourchette étroite de températures. C'est encore plus évident à l'échelle de l'Univers tout entier : si les paramètres du Big Bang avaient différé de manière infinitésimale, les éléments lourds n'auraient pas existé, et la vie n'aurait jamais vu le jour. Ne tenons nous pas là la preuve d'un dessein intelligent ?
Lunettes vertes secoua la tête :
-Je ne suis pas un expert du Big Bang, mais vous vous trompez en partie au sujet de l'environnement terrestre. Si la Terre a certes permis la vie, la vie a, elle, changé la face de la Terre. Notre environnement actuel est le résultat de leurs interactions mutuelles. Lunettes vertes réfléchit un instant, puis il attrapa la souris : Essayons de simuler une autre Terre.
Il afficha sur l'écran une interface de configuration : un nombre étourdissant de fenêtres représentant différentes variables. Il décocha une option au sommet de la page, et toutes les fenêtres se vidèrent :
-Voilà, nous avons désélectionné l'option "vie". Observez maintenant l'évolution de la Terre sans aucun être vivant à sa surface. Je me permets de réduire la résolution, car le calcul prendrait trop de temps.
Sur un autre terminal, Yang Dong constata que la machine fonctionnait à pleine capacité, les énormes engins qui ronronnaient comme des tigres électriques consommaient à cet instant même l'énergie d'une petite ville, mais elle ne demanda pas pour autant à Lunettes vertes d'interrompre l'exécution.
Sur le grand écran apparut une planète nouvellement formée. Sa surface était encore d'un rouge ardent, comme un morceau de charbon à peine sorti d'un fourneau. Le temps s'écoulait à l'échelle des âges géologiques, la planète se refroidit peu à peu, tandis que les couleurs et les motifs à sa surface variaient lentement mais sans relâche, en un bal let hypnotisant. Quelques minutes plus tard, ce fut une planète de couleur ocre qui s'afficha sur l'écran, accompagnée d'un message indiquant que la simulation était terminée.
- L'opération est la plus grossière qui soit ; il faudrait un bon mois pour obtenir des résultats plus précis, expliqua Lunettes vertes tout en déplaçant son curseur de manière à faire un piqué depuis l'espace jusqu'à la surface de la planète. Le champ de vision offert par la machine plana au-dessus d'une vaste plaine désertique, frola des pics montagneux à la forme insolite d'immenses colonnes et s'engouffra dans une dépression circulaire à la profondeur insondable qui représentait sans doute un cratère volcanique.
-Où est-ce? demanda Yang Dong, perplexe.
-C'est la Terre ! Sans vie, voilà à quoi ressemblerait notre surface, depuis l'aube de son évolution jusqu'à aujourd'hui.
-Mais... et les océans?
- Il n'y a pas d'océans, ni de rivières, tout est sec. Vous voulez dire que sans vie il n'y aurait plus d'eau à l'état liquide sur Terre?
-La réalité serait peut-être plus effrayante encore. Cela n'est bien sûr qu'une simulation triviale mais elle vous permet au moins de mesurer l'influence de la vie sur l'état de la Terre aujourd'hui.
- Mais....
-Vous pensiez que la vie n'était qu'un élément minuscule, fragile et clairsemé?
- N'est-ce pas le cas ?
- Vous négligez dans ce cas le pouvoir du temps, Imaginez une colonie de fourmis transportant sans repos des fragments de cailloux de la taille d'un grain chacune: donnez leur des milliards d'années et elles auront réussi à déplacer le mont Tai tout entier. Il suffit d'étirer suffisamment le temps, et la vie se révèle bien plus forte que la roche ou le métal, plus puissante qu'un typhon ou un volcan. Mais l'orogenèse dépend pourtant de la tectonique des plaques.
-Pas nécessairement. La vie est certes incapable de faire naître des montagnes, mais elle peut modifier la répartition des chaînes montagneuses. Imaginez par exemple trois montagnes, dont deux recouvertes de végétation. La troisième, nue, va très vite s'éroder et s'affaisser. Quand je dis "très vite", je parle d'une période d'un million d'années environ, ce qui est rapide à l'échelle de la géologie.
-Et dans ce scénario, comment les océans ont-ils disparu?
- Pour cela, il faudrait consulter le rapport du processus de simulation, ce qui demanderait un certain temps, mais on peut le deviner : les végétaux, les animaux et les bactéries ont joué un rôle important dans la composition de notre atmosphère. Sans vie, les éléments de notre atmosphère seraient bien différents, peut-être que celle-ci ne pourrait plus être en mesure de filtrer les rayons ultraviolets et les vents solaires, ce qui provoquerait l'évaporation des océans. L'atmosphère terrestre deviendrait rapidement une étuve, à l'image de celle de Vénus, l'eau s'évaporerait dans l'espace. Au bout de plusieurs milliards d'années, la Terre deviendrait entièrement aride.
Yang Dong se tut, elle observait en silence ce monde jaune et desséché.
- Par conséquent, la Terre que nous connaissons est un jardin båti par la vie et pour la vie, elle ne doit rien à Dieu.
Lunettes vertes croisa les bras devant l'écran, de toute évi dence fier de l'éloquence dont il avait fait preuve au cours de son développement.
Yang Dong n'avait guère la tête à débattre de cette ques tion, mais au moment où Lunettes vertes avait décoché l'option "vie" dans l'interface de configuration du modèle, une idée fulgurante l'avait parcourue. Et maintenant, une question terrifiante lui venait à l'esprit :
-Et l'Univers?
-L'Univers? Quoi, l'Univers? demanda sans com prendre Lunettes vertes, occupé à éteindre le processus de simulation.
-Si on utilisait un modèle mathématique similaire pour simuler l'évolution de l'Univers tout entier, comme nous venons de le faire pour la Terre, et que nous désélectionnions dès le début l'option "vie", à quoi ressemblerait-il?
-Si les résultats sont corrects, il serait très probable ment identique à celui que nous connaissons. Quand j'ai parlé des bouleversements provoqués par la vie sur un environnement, je me limitais à la Terre. En ce qui concerne l'Univers, ma foi, même si la vie existait ailleurs, elle serait tellement rare que son influence serait forcément négligeable sur l'évolution du cosmos.
Yang Dong voulut ajouter quelque chose, mais elle se retint. Elle salua de nouveau Lunettes vertes en se forçant à lui adresser un sourire de remerciement. Elle quitta le bâtiment et leva les yeux pour regarder le ciel où les étoiles venaient juste de poindre.
Grâce aux informations qu'elle avait pu glaner dans les documents de sa mère, elle savait que la vie n'était pas rate dans l'Univers, qu'il en était même plein à craquer.
Ainsi donc l'Univers a-t-il déjà été métamorphosé par la vie: mais à quelle échelle et à quelle amplitude?
Elle savait qu'elle ne pouvait plus se sauver. Elle arrêta de réfléchir. Elle contraignit son esprit à faire le vide, mais une autre question, encore plus effrayante, la hantait obstinément:
La Nature est-elle vraiment naturelle ?



(Anne Dangar,Jacqueline Lerat, éditions ARgile)
Elle avait préparé pour nous un carnet de croquis où elle avait dessiné, répertorié toutes les formes qu'elle tournait régulièrement, services à thé, à déjeuner, pichets, pots à miel, des formes pour l'usage de tous les jours qui lui permet taient d'assurer sa vie. Je me sentais très proche. Noter sur un carnet devint la chose importante pour moi... (préparer l'approche). Mais lorsqu'elle surprit l'un d'entre nous à reco pier les formes sur un petit carnet, elle se fâcha. Copier ainsi était voler l'idée. Par contre se mettre sur le tour, reprendre la forme pour essayer d'être au plus près d'elle, c'était apprendre le geste, être dans la difficulté de l'approche, le début de l'apprentissage

Elle pouvait monter la terre au tour ou au colombin. Je préférais la voir tourner. Regarder était une autre façon d'apprendre, essayer de sai sir le geste, de le comprendre, être au plus près des choses. Le jeu des mains était précis, la forme se déployait, se dépliait entre ses doigts, sa tête accompagnait en souplesse la montée de la terre, tout le corps participait - avoir le souci de la forme, être présent dans le mouvement. La forme s'organisait autour d'un centre et le centre on le trouve en soi. Il n'y eut bientôt dans l'atelier que le bruit sourd des allées et venues de la pédale des tours à pied et celui de la terre qu'on bat entre les mains pour l'affiner. Elle tournait les soupières, le récipient et le couvercle d'un seul tenant pour une meilleure poursuite de la forme, me disait elle. Elle les séparerait quand la terre serait raf fermie. Le tour ne s'arrêtait pas lorsqu'elle tour nait une série de petites pièces : des tasses pour accueillir le liquide, le bord pour les lèvres. Un geste souple, généreux. Une forme qui bougeait encore dans l'arrêté.

Apprendre à monter la terre sans la désaxer, bien ressentir le vide pour qu'apparaisse le volume. Sur le tour, je rêvais de dépasser les centimètres atteints la veille tout en essayant d'être au plus près de la forme choisie. La terre ne se laissait pas faire.

Arrivait le moment où l'on descendait du tour, où les pièces s'alignaient sur une planche, où ce qu'on croyait avoir atteint ne devenait plus grand-chose.
On avait été trop au centre avec un rêve. C'était un peu comme ces cailloux qui sortis de l'eau perdaient de leur luisance. Il fallait apprendre toutes ces choses, les accepter, prendre sa mesure sans s'y soumettre.



(La Main gauche de la nuit, Ursula Le Guin)
Parfois, tandis que je m'endors dans le calme de la nuit, j'éprouve, l'espace d'un instant, une illusion merveilleuse, celle de retrouver le passé. La toile de la tente est au-dessus de mon visage, en plan incliné; je ne la vois pas, mais j'entends susurrer à sa surface la neige qu'y dépose le vent. Je ne vois rien. Le poêle est éteint comme source d'éclairage, et ce n'est plus qu'un foyer de chaleur, un cœur vivant qui nous réchauffe. Mon sac de couchage dont la moiteur et l'adhérence font que je m'y sens à l'étroit; le bruit de la neige qui tombe; la respiration à peine perceptible d'Estraven endormi; la nuit. C'est tout. Nous sommes là tous les deux, à l'abri, au repos, au centre de tout. Dehors, comme toujours c'est la nuit noire, la solitude glacée de la mort.
En ces moments privilégiés, tandis que je m'endors, une certitude absolue me révèle ce qu'est le centre véritable de ma vie, cette heure révolue et perdue, mais pourtant éternelle et permanente, comme un cœur vivant qui me réchauffe.
Je ne prétendrai pas que je fus heureux pendant ces longues semaines où j'étais occupé à remorquer un traîneau sur la glace au cœur de l'hiver. J'étais affamé, surmené, souvent angoissé, et je l'étais toujours davantage à mesure que nous progressions. Heureux, je ne l'étais certainement pas. Le bonheur est affaire de raison, et seule la raison peut le moissonner. Ce qui m'était donné, c'est ce quelque chose qui ne se gagne ni ne se conserve, que souvent l'on ne sait même pas identifier sur le moment: la joie.
Voici comment se déroulait notre existence quotidienne. C'est toujours moi qui me réveille le premier. Mon taux de métabolisme dépasse légèrement, comme ma taille et mon poids, la norme géthénienne; Estraven a mis ces différences en ligne de compte pour le calcul de nos rations alimentaires, cela avec une minutie qu'on peut considérer comme caractéristique soit d'une bonne ménagère, soit d'un esprit scientifique : dès le départ j'ai eu droit à cinquante grammes de nourriture de plus que mon compagnon. J'ai d'abord crié à l'injustice, en vain car la justice de ce partage inégal était l'évidence même. De toute façon, la part de chacun est maigre. Je suis tenaillé par la faim, sans cesse et chaque jour davantage.
S'il fait encore sombre, j'allume l'éclairage de notre poêle, et je mets à bouillir l'eau fournie par de la glace ayant fondu au cours de la nuit. Pendant ce temps. Estraven, selon son habitude, engage un combat violent et silencieux contre le sommeil, comme s'il luttait avec un ange. Victorieux, il s'assied, me regarde d'un œil hagard, hoche la tête et se réveille. Le temps de nous habiller, de nous chausser et de boucler les sacs, le déjeuner est prêt : une grande tasse d'orsh bouillant, et un cube de guichy-michy dilué dans l'eau chaude en une sorte de petit pain pâteux. Nous mâchons lentement, gravement, récupérant les moindres miettes. Pendant ce temps le poêle refroidit. Nous le rangeons avec la casserole et les tasses, enfilons nos anoraks et nos moufles pour affronter le plein air. Il fait un froid incroyable, sans rémission. Chaque matin je reçois le même choc: je n'en reviens pas qu'il puisse faire un pareil froid. Lorsqu'on est déjà sorti pour se soulager, ce n'en est que plus pénible la seconde fois.
Tantôt il neige; tantôt les rayons presque horizontaux de l'aurore éclairent magiquement d'or et de bleu des kilomètres de glace; la plupart du temps il fait gris. La nuit nous rentrons le thermomètre dans la tente, et, quand nous l'en sortons le matin, il est curieux de voir l'aiguille pivoter vers la droite (les cadrans géthéniens se lisent en sens inverse des nôtres), si rapidement qu'on a peine à la suivre, pour enregistrer une baisse de dix, vingt ou quarante degrés et s'immobiliser sur un point compris entre moins quinze et moins cinquante.
L'un de nous plie la tente, l'autre charge le poêle, les sacs, etc. sur le traîneau: la tente est arrimée sur le dessus, nous sommes prêts pour le ski... et le harnais. Il y a peu de métal sur nos courroies et tout notre matériel d'arrimage, mais les harnais ont des boucles en alliage d'aluminium qui sont trop fines pour être attachées avec des moufles aux mains, et par ce froid elles brûlent les doigts comme si elles étaient chauffées au rouge. Lorsque la température descend en dessous de moins trente, il faut que je fasse bien attention à mes doigts surtout s'il y a du vent, car ils peuvent geler en un clin d'œil. Je n'ai jamais souffert des pieds, et c'est d'une importance vitale en ce climat polaire où l'on peut en une heure s'estropier pour une semaine - ou pour la vie. Lorsqu'il a acheté mes chaussures, Estraven ne connaissait pas ma pointure; il les a prises un peu grandes mais il m'est facile de les remplir au moyen de socquettes supplémentaires. Nous chaussons nos skis, nous nous attelons aussi vite que possible, débloquons le traîneau si ses patins sont emprisonnés dans la glace, cela à grands coups de collier, avec les efforts désespérés de chevaux qui ont à triompher d'une résistance. Et nous voilà partis.



(Démons et Merveilles, H.P Lovecraft)
Soudain, il ressentit alors une terreur plus grande que celle qu'aucune des Formes aurait pu lui inspirer - une terreur qu'il ne pouvait fuir parce qu'elle faisait partie de lui-même. Le passage de la Première Porte lui avait enlevé un peu de son équilibre et lui avait fait douter de son apparence physique et de ses relations avec les objets qui l'entouraient mais il n'avait pas altéré son sens de l'unité. Randolph Carter était resté Randolph Carter, un point fixe dans le bouillonnement dimensionnel. Par-delà l'Ultime Porte, il comprenait à présent, dans un éclair de frayeur destructrice qu'il n'était pas une seule personne mais une foule de personnes.
Il était au même instant présent en de multiples lieux. Sur Terre, le 7 octobre 1883, dans l'apaisante lumière du soir, un petit garçon nommé Randolph Carter quittait la Tanière du Serpent, dévalait la pente rocheuse et à travers le verger aux rameaux tordus, gagnait la maison de son oncle Christopher, bâtie dans les collines au-delà d'Arkham. Pourtant, toujours au même instant qui, l'on ne sait comment, se situait en l'année terrestre 1928, une ombre pâle, ayant droit elle aussi au nom de Randolph Carter, s'asseyait parmi les Anciens, dans l'extension transdimensionnelle de la Terre. Ici, dans les abîmes cosmiques, qui se creusent, illimités et inconnus, par-delà l'Ultime Porte, il y avait aussi un troisième Randolph Carter. Ailleurs, dans un chaos de mondes dont la multiplicité monstrueuse et sans fin le jeta au bord de la folie, s'agitait une foule confuse et innombrable d'êtres qui, il le savait, étaient tout autant lui-même que ce soi dans lequel il était maintenant présent par-delà l'Ultime Porte.
Des Carter, il en voyait à travers tous les siècles connus ou présumés de l'histoire de la Terre, et à des âges plus reculés de l'entité terrestre dépassant toute connaissance, toute intuition et toute vraisemblance ; des Carter, de forme à la fois humaine et non humaine, vertébrée et invertébrée, animale et végétale, douée de conscience et privée de conscience, et même des Carter n'ayant rien de commun avec la vie terrestre mais se mouvant contre toutes les règles de la raison, sur des arrière plans de planètes, de galaxies et de systèmes appartenant à d'autres continuums cosmiques. Il voyait les spores de vie éternelle en train de dériver de monde en monde, d'univers en univers et ces spores aussi étaient lui. Quelques-unes de ses visions lui rappelaient des rêves (simultanément indistincts et éclatants, soudains et persistants) qu'il avait eus, tout au long des années, depuis qu'il avait pour la première fois, commencé à rêver et, parmi ces visions, certaines le hantaient et le fascinaient de façon horrible comme si elles lui eussent été familières, ce qu'aucune logique terrestre n'eût pu expliquer.
S'en étant rendu compte, Randolph Carter chancela, étreint par une horreur suprême une horreur telle que l'idée même ne lui en avait pas été suggérée par cette autre horreur qui l'avait saisi au comble de la nuit hideuse où il s'était aventuré avec Harley Warren dans une nécropole ancienne et abhorrée et en avait seul réchappé. Aucune mort, aucune sentence de mort, aucune extrême angoisse ne peut se comparer à l'excès de désespoir qui le submergea à la pensée d'avoir perdu son identité. S'enfoncer dans le néant ouvre un oubli paisible, mais être conscient de son existence et savoir, cependant, que l'on n'est plus un être défini distinct des autres êtres que l'on n'a plus un soi-voilà le sommet indicible de l'épouvante et de l'agonie.



(Manifeste Cyborg, Donna Harraway)
Récapitulons: certains dualismes constituent des traits persistants des traditions occidentales; tous contribuent à la logique et aux pratiques du système de domination des femmes, des gens de couleur, de la nature, des travailleurs et des animaux; en gros à la domination de tout ce qui est autre et qui ne sert qu'à renvoyer l'image de soi. Les plus importants de ces inquiétants dualismes sont les suivants: soi/autre, corps/esprit, nature/culture, mâle/femelle, civilisé/primitif, réalité/apparence, tout/partie, agent/ressource, créateur/créature, actif/passif, vrai/faux, vérité/illusion, total/partiel, Dieu/homme. Le Soi est ce Un qui ne subit pas la domination et qui sait cela grâce à l'autre qui détient les clefs de l'avenir du fait de sa propre expérience de la domination, ce qui fait mentir toute idée d'une autonomie du soi. Etre Un, c'est être autonome, c'est être puissant, c'est être Dieu; mais être Un est aussi être une illusion, et ainsi être impliqué dans une dialectique apocalyptique avec l'autre. Pourtant, être autre, c'est être multiple, sans bornes précises, effiloché, sans substance. Un c'est trop peu, mais deux, c'est déjà trop.

Dans les imaginaires occidentaux, les monstres ont toujours défini les limites de la communauté. Les Centaures et les Amazones de la Grèce antique établirent les limites d'une polis centrée sur l'homme grec parce qu'ils firent éclater le mariage et perturbèrent les frontières par des alliances contre-nature entre le guerrier et l'animal ou la femme. Les jumeaux siamois et les hermaphrodites constituèrent le trouble matériau humain qui, au début de l'ère moderne en France, permit de fonder le dis cours sur le naturel et le surnaturel, le médical et le légal, les mauvais sorts et les maladies, éléments cruciaux dans l'établissement de l'identité moderne ³4. Les études évolutionnistes et comportementales des singes et des grands primates ont marqué les multiples frontières des identités industrielles de la fin du XXe siècle. Les monstres cyborgiens de la science fiction féministe définissent des possibilités et des limites politiques assez différentes de celles que propose la fiction courante de l'Homme et de la
Femme.
Prendre au sérieux l'imagerie d'un cyborg qui serait autre chose qu'un ennemi a plusieurs conséquences. Sur nos corps, sur nous-mêmes les corps sont des cartes du pouvoir et de l'identité. Les cyborgs n'y font pas exception. Un corps cyborg n'a rien d'innocent, il n'est pas né dans un jar din, il ne recherche pas l'identité unitaire et donc ne génère pas de dua lismes antagonistes sans fin (ou qui ne prennent fin qu'avec le monde lui-même), il considère que l'ironie est acquise. Etre un c'est trop peu, et deux n'est qu'une possibilité parmi d'autres.

Une dernière image: les organismes et la politique organismique et holistique reposent sur des métaphores de renaissance et en appellent invariablement aux ressources de la sexualité reproductive. Je dirais que les cyborgs ont plus à voir avec la régénération et qu'ils se méfient de la matrice reproductive et de presque toutes les mises au monde. Chez les salamandres, la régénération qui suit une blessure, par exemple la perte d'un membre, s'accompagne d'une repousse de la structure et d'une restauration des fonctions avec possibilité constante de production, à l'emplacement de l'ancienne blessure, de doubles ou de tout autre étrange résultat topographique. Le membre qui a repoussé peut être monstrueux, dupliqué, puissant. Nous avons tou(te)s déjà été blessé(e)s, profondément. Nous avons besoin de régénération, pas de renaissance, et le rêve utopique de l'espoir d'un monde monstrueux sans distinction de genre fait partie de ce qui pourrait nous reconstituer.



(La Parabole du Semeur, Octavia E. Butler)
« On peut se préparer et c'est ce qu'on devrait faire. Se préparer à ce qui va arriver, se préparer à survivre, concentrer toutes nos forces pour ne pas se faire éliminer par des fous, des désespérés, des bandits et des présidents qui ne savent pas ce qu'ils font ! »
Elle m'a regardée avec de grands yeux.
« Je sais pas de quoi tu parles. »
J'allais peut-être trop vite; je me laissais emporter.
« Je parle de ce quartier, Jo, je parle de ce cul-de-sac avec un mur autour. Je parle du jour où toute une horde de ces affamés, de ces désespérés et de ces fous qui sont de l'autre côté du mur décidera d'entrer ici. Je parle de ce que nous devons faire avant que ça arrive, pour qu'on puisse survivre et reconstruire, ou tout au moins survivre et nous échapper et ne pas devenir autre chose que des mendiants.
-Abattre notre mur et entrer ici?
-Ils le feront sauter à la dynamite. Ça arrivera un jour et tu le sais aussi bien que moi.
-Non, non, j'ai jamais pensé une chose pareille. »
Elle s'est redressée sur sa chaise et en a oublié sa salade pendant un moment. J'ai mordu dans un morceau de pain aux noix et aux fruits secs. J'adore ça, mais, cette fois, je ne lui ai trouvé aucune saveur.
« Jo, on est en danger. Tu le sais bien.
-Je sais. Il y a de plus en plus de crimes, d'incendies.
-Et ça continuera comme ça pendant un moment encore. Des coups, on va en recevoir, mais, un jour, ils vont en frapper un grand. Et si on n'est pas prêts, ce sera comme Jéricho.
-Allons, qu'est-ce que tu en sais ? Personne ne peut lire l'avenir. Personne.
-Tu le peux, j'ai dit. Si tu le veux. Ça fait peur, mais, la peur passée, c'est facile. À Los Angeles, des communautés avaient des murs plus grands et plus solides que le nôtre ont été balayées. Il n'en reste que des ruines, des rats et des squatters. Ce qui leur est arrivé peut nous arriver. Et nous mourrons aussi sûrement deux et deux font quatre si nous ne nous préparons pas dès maintenant.
-Pourquoi tu n'en parles pas à tes parents ? Ils te diront ce qu'ils en pensent.
-C'est bien mon intention, mais, quand je le ferai, je veux être sûre qu'ils m'écouteront. Et puis, ils savent tout ça. Mon père le sait, en tout cas. Et tous les adultes aussi. Ils ne sont pas idiots à ce point.
-Ma mère a peut-être raison au sujet de Donner. Il pour rait faire quelque chose.
-Non. Non, Donner n'est rien d'autre qu'un garde-fou.
-Un quoi?
-Il symbolise un passé auquel on est censés se raccrocher, alors que nous sommes poussés vers le futur. Donner n'est rien. Il n'a pas de substance. Mais le fait de l'avoir là, comme président succédant à toute une lignée de présidents des États Unis d'Amérique, fait croire aux gens que le pays, que la culture dans laquelle ils ont grandi sont encore là et que nous sortirons vainqueurs de l'épreuve présente et retrouverons l'équilibre.
-Ça se pourrait bien. »
Non, elle ne le pensait pas. Elle était trop intelligente pour croire à une illusion quand la réalité lui démontrait si cruelle ment le contraire.
« Tu as entendu parler de la Grande Peste en Europe au Moyen Âge ? » je lui ai demandé.
Elle a hoché la tête. Comme moi, elle lit beaucoup, et toutes sortes de choses.
« Oui, elle a tué plus de vingt-cinq millions de gens en Europe. Les survivants pensaient que la fin du monde était arrivée.
-Oui, mais quand ils ont compris que ce n'était pas le cas, ils ont compris aussi beaucoup d'autres choses: qu'il y avait des terres libres que rien ne les empêchait de cultiver, qu'ils pouvaient exiger d'être mieux payés pour leur travail. La peste avait changé ceux qui y avaient survécu.
-Que veux-tu dire?
-Que les choses changent, qu'elles changent lentement, mais que, parfois, une catastrophe accélère le changement.
-Et alors ?
-Alors, les choses sont en train de changer. Les grands attendent que leur cher passé revienne et ils ne voient pas que tout change autour d'eux. Ils sont responsables du changement de climat de la planète, mais ça ne les empêche pas d'attendre le retour du bon vieux temps.
-Ton père dit qu'il ne croit pas que l'industrie et la pollution soient la cause des changements climatiques, comme le prétendent les scientifiques. Il dit le monde de façon importante. que seul Dieu peut changer
-Et tu le crois ? »
Elle me regarda, l'air embarrassé, et me répondit d'une voix hésitante :
« Je ne sais pas.
-Mon père est la meilleure personne que je connaisse,
mais il y a des choses qu'il ne peut ou, plutôt, ne veut pas voir.
-De toute façon, on ne peut plus rien pour le climat et pour la couche d'ozone, quelle que soit la cause du changement. Quant à la situation, aux crimes et tout ça, nous n'y pouvons rien non plus. »
Je commençais à perdre patience.